Le quotidien français LIBÉRATION parle de l’Afrobeats nigérian.

Dans le carré VIP de Sip, une boîte de Lagos, le champagne coule à flots. Les bouteilles de Moët & Chandon et de Dom Pérignon rosé à plusieurs centaines de dollars s’entrechoquent dans les seaux à glace, se renversent. Le célèbre portrait en noir et blanc de Che Guevara, cigare fumant à la bouche, surplombe la scène. «De là où il est, il doit être heureux de nous voir ici»,assure Olumede, en avalant son verre de Hennessy-Coca-glaçons. Ce jeune trentenaire est parti de rien, d’une famille trop pauvre et trop nombreuse d’Ibadan, une ville proche de Lagos. Sa réussite, il ne la doit qu’à lui-même et à ses connexions politiques. La semaine, il investit dans l’immobilier et le samedi soir, dans le Moët & Chandon. «La seule manière de rencontrer du beau monde et de multiplier les contrats», s’égosille-t-il pour couvrir la musique.
Sur un fond de basses, les frères de P-Square, stars de la pop nigériane, invitent leurs petites amies à «gaspiller leur argent»(Chop My Money) et le célèbre D’banj avoue ne plus savoir où donner de la tête avec toutes ses conquêtes. Son tube, Oliver Twist,a fait le tour du monde et son clip a été vu plus de 27 millions de fois sur YouTube. «Ici, on ne souscrit pas de prêts auprès des banques, s’écrie Olumede. Ceux que tu vois à ma table ce soir sont ceux qui investiront dans mon business demain ! Le champagne, c’est pour montrer qu’ils peuvent te faire confiance et que tu as de l’argent. Tu n’as pas d’amis au Nigeria, tu n’as que des connexions.»

ECOUTEZ LA PLAYLIST «LAGOS BLING-BLING» DE «LIBÉRATION»:

La capitale économique, surnommée «centre d’excellence», profite de la croissance exponentielle du pays et de ses petronairas (l’équivalent des pétrodollars en monnaie locale). En avril, le Nigeria a été classé première économie du continent quand son PIB a dépassé celui de l’Afrique du Sud. Quasiment au même moment, les terroristes de Boko Haram kidnappaient plus de 250 jeunes filles dans le nord-est du pays. Mais à Lagos, on parle de l’insurrection du «Nord», des enlèvements incessants et des attaques de Boko Haram comme s’il s’agissait d’un autre pays.

«LA MUSIQUE DOIT ÊTRE UNE ARME»
La nuit, la clim et la musique sont faites pour oublier les difficultés et une jeunesse écrasée par la pauvreté. Les basses font vibrer les coupes de champagne. L’an dernier, alors que le Nigeria voyait sa consommation de champagne s’envoler, avec plus de 46 millions d’euros écoulés dans le précieux breuvage, un éditorialiste local s’emportait : «Chrétiens, musulmans, païens ou athées, tous adulent cette nouvelle boisson. Pas étonnant que le marché du kidnapping soit si florissant et que Boko Haram se porte aussi bien.»

«Fela était un prophète ! Tout ce qui se passe, il l’avait prédit», assure Abdul, présentateur sur la station locale iGroove radio. Dans les années 80, le journaliste, alors âgé de 20 ans, passait toutes ses journées avec le père nigérian de l’afrobeat, Fela Kuti. Depuis, ce «porte-parole du peuple», comme il aimait se qualifier, n’est plus là. Mais son ami lui rend hommage chaque vendredi, dans son émission Kalakuta Chronicles : «Nous avons senti un besoin de rappeler à la nouvelle génération qui était vraiment Fela. Les jeunes artistes pop, hip-hop ou dancehall s’inspirent de sa musique, mais pas de ses paroles. La musique nigériane n’est plus protestataire, on ne parle que de filles, de champagne, de grosses voitures… Mais la musique doit être une arme !» Fela Kuti, lui aussi, parlait des VIP. Mais pour ce trublion, les Very Important Persons étaient des Vagabonds in Power («vagabonds au pouvoir»). Parfois au péril de sa vie, Fela osait dénoncer «ceux qui ignorent les affamés, les chômeurs, les sans-abri» et «ceux qui souffrent» : l’élite politique, les juntes militaires et les dictateurs qui se sont succédé de son vivant. Fela Kuti est mort du sida en 1997, deux ans avant l’avènement de la démocratie au Nigeria. Les artistes pourraient s’exprimer librement sans risquer la prison, mais «ils s’autocensurent, déplore Abdul. Pas par peur du gouvernement, mais par peur d’avoir faim».

Pourtant, la musique nigériane a envahi tout le continent. Sound Sultan, P-Square, 2Face, D’banj résonnent dans tous les bars, sur toutes les radios en Afrique. Mais l’heure n’est plus à la décolonisation ni au Black Power ou à la lutte anti-apartheid, tous ces combats qui animaient la jeunesse africaine. «P-Square représente la défaite de Fela et la désintégration de sa lutte pour une Afrique communautaire, anticapitaliste et antimatérialiste, se désole l’écrivain Olufemi Terry dans le magazine panafricain Chimurenga. P-Square est à l’image de notre continent : jeune, avide de réussite et consumériste.»

Le chanteur 2Face Idibia, en décembre 2010 aux MTV Music Awards. Photo Pius Utomi Ekpel. AFP

DANSER SANS PENSER
Fini aussi le temps où les musiciens vivaient de leurs disques et de leurs tournées. On s’échange la musique comme on vend les films de Nollywood – le Hollywood nigérian : sur des disques piratés refourgués pour une poignée de nairas dans les embouteillages. Nollywood a beau se classer à la deuxième place de l’industrie du cinéma et les tubes nigérians, rassembler des millions de fans, les artistes ne gagnent pas d’argent. Pour financer les clips et les concerts, ils doivent dégoter des sponsors dont ils porteront la marque et l’image. D’banj vient ainsi de signer une exclusivité avec une célèbre marque de whisky. «Si vous ne gagnez pas des millions de nairas avec vos tubes ou si vous ne prétendez pas les gagner, vous n’aurez jamais de publicité ni de public», regrette Raymond Browne, producteur des rares musiciens alternatifs du pays.

Certains détournent, comme ils le peuvent, la loi du marché et du champagne. Lorsqu’il se déplace dans les îles de Lagos, Wizkid n’oublie jamais sa casquette et ses 4 × 4 de luxe. Mais dans sa chanson Pull Over, il dénonce la société en se jouant des codes bling-bling. «Baby pull over, show me your particulars» («Chérie, arrête-toi, montre-moi tes papiers») évoque la corruption de la police. Celle qui vous contrôle jour et nuit. Depuis le succès de Pull Over, Wizkid multiplie les tubes. Cet après-midi, il tourne un clip avec une autre grande figure de la musique locale : Sound Sultan. Les deux amis discutent et rigolent, adossés à une Jaguar. Dans la cour d’un complexe sécurisé, une Porsche Cayenne et une Corvette sont prêtes pour les scènes de la vidéo. Tout le monde attend que les cameramen finissent leurs réglages et que les techniciens remettent en marche le générateur à essence. Car même à Ikoyi, le quartier chic de Lagos, l’électricité est rare. Ancien chanteur reggae, Sound Sultan a troqué ses paroles contestataires contre des chaussures italiennes dorées, importées de Dubaï. Cet ambassadeur pour l’Afrique à Oxfam et ambassadeur de paix pour les Nations unies interprète aujourd’hui Kokose («cheville») featuring Wizkid. «Avant, il y avait plus de paroles dans mes chansons,affirme Sound Sultan. Mais ce que veulent les gens, c’est danser.» Danser sans penser. Et surtout sans faire de vagues.

TENUE DE GOLF BLANC CASSÉ
Originaire de Jos, une ville du centre où un double attentat, le 21 mai, a fait plus de 150 morts, Sound Sultan est musulman. Il n’a pas oublié la pauvreté de sa région et l’injustice le révolte toujours quand on lui parle de son continent. Il figurait en tête d’affiche du concert organisé par le comité Bring Back our Girls («ramenez-nous nos filles»), en soutien aux lycéennes kidnappées par Boko Haram. Il avoue devoir se battre pour avoir «au moins trois titres revendicateurs dans [s]es albums».«Mais ils ne passeront jamais à la radio… Pourquoi ? Parce que tu ne sais jamais quel politicien finance la radio en question ! explique-t-il, dans une tenue de golf blanc cassé taillée spécialement pour le tournage. Les chaussures en or, la Corvette, c’est pour attirer le public. Après, tu peux leur parler de ce qui ne va pas au Nigeria quand tu fais des concerts. D’abord, tu les attrapes avec le bling, ensuite tu peux les faire réfléchir. Mais si tu ne frimes pas, tu vas rester dans l’ombre et tu n’auras aucune voix.»

Nneka, elle, n’a jamais voulu écouter ses amis nigérians lorsqu’elle est rentrée vivre à Lagos l’an dernier. «Ils m’avaient dit : « Nneka, tu ne peux pas rouler avec cette poubelle ! Personne ne va te prendre au sérieux! » Mais je m’en fiche, je fais de la musique, pas de la représentation. Et je l’aime bien ma vieille voiture… Enfin, je l’aimais bien !» La batterie est morte. Ou c’est peut-être le joint de culasse. Au bord d’une rue encombrée de Victoria Island, autre quartier riche de Lagos, Nneka Egbuna attend un dépanneur. La chanteuse pop multiplie les tournées. Elle s’est produite plusieurs fois sur des grandes scènes parisiennes et sera à l’affiche de nombreux festivals cet été, en France et en Europe.

Celle que l’on compare à Lauryn Hill, chanteuse des Fugees dans les années 90, participe aussi à Dernier Appel, le nouvel album de Tiken Jah Fakoly, leader du mouvement reggae en Afrique. Mais au Nigeria, son pays natal, rien. Du moins au début : «Quand CNN et la BBC ont parlé de moi, là, on a commencé à s’intéresser à ma musique… C’est grave ! En fait, il faut vendre son cœur, son esprit et ce en quoi tu crois pour avoir de l’importance ici !»

Forte de sa reconnaissance internationale et admiratrice du père de l’afrobeat, Nneka a décidé de reprendre le VIP de Fela Kuti lors d’un festival de musique dans le Delta, dans l’est du pays. Une région d’où sont extraits tout le pétrole et toute la richesse du Nigeria. «Ça me rendait dingue qu’aucun artiste du festival ne fasse allusion à ce qui se passe dans le pays. A cette corruption qui gangrène toute la société», se souvient-elle. Mais alors qu’elle faisait chanter Vagabonds in Power à une foule de milliers de personnes, les services de sécurité sont venus arrêter son batteur sur scène. Elle était allée trop loin. Nneka a stoppé son concert et elle est rentrée à Lagos. Là où l’on dépense ses pétronairas.

A Sip, sur Victoria Island, les coupes se vident. Les fausses chaînes en or et les fesses se balancent avec moins d’endurance. Un homme en tee-shirt noir moulant jette un coup d’œil sur les happy few de la soirée. Sur sa casquette, une inscription en faux diamants scintille : «God Bless VIP». Olumede, épuisé par sa bouteille de Hennessy et par la musique assommante, trinque à la santé du révolutionnaire cubain : «Le Che s’est battu pour nous. Pour qu’on puisse être là.» Dans le carré VIP d’une boîte de nuit, un samedi soir, à Lagos.

Article par Sophie Bouillon, correspondante de Libération à Lagos, datant du 1er juillet 2014.

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